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Hétérogénéité radicale

Alfonse, Paul et les autres désigne un seul et même artiste sous une appellation plurielle. Alors qu’Alfonse Dagada dessine au crayon de couleur d’après des GIF animés pornographiques (série des Porn studies), Paul Martin réinterprète une imagerie des plus consensuelles principalement constituée d’animaux mignons (série So cute !) et de couples hétéronormés vus sur des couvertures de romans à l’eau de rose (série True love). Si ces deux univers visuels semblent en apparence très éloignés, l’artiste souligne par son travail d’appropriation graphique et picturale ce qui les rassemble. Alfonse Dagada et Paul Martin s’attachent tous deux à une imagerie populaire dotée d’un pouvoir de captation de l’attention presque universelle qui en font des contenus très prisés à une époque où « le temps de cerveau disponible » du consommateur-téléspectateur fait l’objet d’une exploitation commerciale agressive. Face aux menaces que les industries culturelles et médiatiques font peser sur les sociétés en manipulant les pulsions et en appauvrissant les imaginaires, Alfonse, Paul et les autres déploie une pratique organique, artisanale et bricolée d’appropriation d’images qu’il conçoit comme un acte de résistance à une posture assignée d’hyper-consommateur de flux d’informations.

La pratique prolifique d’Alfonse, Paul et les autres dont les ramifications ne cessent de se complexifier à mesure que les différentes séries se croisent (Urszene, Sweat dreams…) interrogent les rapports de pouvoir qui se nouent à travers notre relation aux flux d’images que nous recevons quotidiennement via nos smartphones et autres terminaux numériques. Là où le pouvoir de la norme conjugué à la puissance des techniques de ciblage du marketing segmente les audiences et fragmente la société, l’artiste vise à décloisonner des imaginaires stéréotypés pour proposer une relation complexe aux environnements visuels.

Dans le choix de son instrumentation comme dans ses choix en matière de sources iconographiques, l’artiste privilégie l’hybridité et l’antagonisme. Dans ses installations, il associe des outils enfantins comme l’encre et le crayon de couleur à un outillage plus tranchant dont la manipulation est réservée aux « adultes » (cutter, scie sauteuse ou perceuse). L’artiste affirme ainsi un même refus du travail exécuté dans les règles de l’art aux finitions lisses. Les reprises, corrections et autres repentirs sont visibles comme le sont les coulures, coups de crayons et de pinceaux. Les moyens de fixation : vis, clous, agrafes, éléments de structure ou de sutures sont exhibés. Dans la série d’installations Tropical tendencies, la vigueur du traitement contraste singulièrement avec la délicatesse du motif à savoir des planches botaniques anciennes des XVIIIème et XIXème siècles. Cette série récente, toujours en cours, montre une préoccupation pour des images appartenant à une culture plus savante, vouées aujourd’hui à décorer les intérieurs bourgeois. Fidèle à sa démarche, Alfonse, Paul et les autres questionne le contexte d’origine de ces images codifiées qui montrent le vivant à des fins de connaissance scientifique et de contemplation esthétique. Au-delà de la séduction immédiate qu’opèrent ces planches sur le spectateur d’aujourd’hui, l’artiste s’attache à dire à travers la brutalité de la facture la violence implacable que le regard occidental a fait subir à une « nature » perçue comme objet de connaissance et comme ressource à exploiter.

Alfonse, Paul et les autres prend le parti d’une hétérogénéité radicale assumée jusque dans le choix de son nom pour révéler la toxicité d’une rationalité occidentale qui objective, médiatise et essentialise tout ce qui peut constituer un « capital » à exploiter : les corps, les pulsions, les sentiments amoureux, le vivant.

Antoine Bricaud, 2020

Programme de Nuit Blanche Mayenne 2019

C’est troublant de pénétrer sur le flanc arrière d’un théâtre ; l’occasion unique de découvrir ce qui se cache derrière les rideaux lourds et épais de la scène. Le décor s’ouvre à vous. Offert à vos yeux gourmands : un chiot trop mignon. Alfonse Paul et les autres sont incroyablement sympathiques, et si tendres, au travers des dessins installés. Faux décor mais vraie envie d’attendrissement ; une envie de caresser ce dessin. On prendra soin de se promener sur cette scène de divertissement et d’y découvrir les formats les plus petits de ces dessins colorés. Que de tendresse qui s’accomplit devant nos yeux, tout aussi goulus que gloutons. Surprise ou gêne légère devant les traits des crayons de couleurs, qui s’ébattent pour donner les formes abouties devant ces petits chats ou chiots.

Mathias Courtet, extrait du programme de Nuit Blanche Mayenne 2019, Centre d’art Le Kiosque.

 

Mont-Saint-Michel boogie-woogie

Alfonse, Paul et les autres, artiste solo au nom collectif, exploite le potentiel plastique de cette identité en tension. De la frontalité des images pornographiques d’Alfonse Dagada à la mièvrerie lénifiante des reproductions de chats de Paul Martin, du milieu underground à la société de consommation, cette œuvre fortement contrastée mobilise des imaginaires antagonistes, dont l’artiste cherche à révéler le même conformisme sous-jacent. En empruntant ses modèles aux représentations consensuelles trouvées sur Internet (les clichés érotiques, touristiques ou naturalistes), Alfonse, Paul et les autres met en question la façon dont le partage massif d’une imagerie synchronise les projections individuelles et annule l’expression de leurs singularités. Iconographie du trivial, du consommatoire et du vulgaire, ces figures relèvent en effet de constructions fantasmatiques stéréotypées, donc aseptisées, avec lesquelles l’art peut, sinon doit, installer une distance critique. Sans cynisme, affichant même une candeur enfantine, il décontextualise les représentations impersonnelles pour en réorienter la lecture et déploie à cette fin une esthétique du bricolage apparent qui en souligne le caractère artificiel. Ses wall paintings, installations graphiques et sculpturales, ont ainsi l’allure de rebus édulcorés au sein desquels les réflexes narratifs sont comme domestiqués, déjoués, puis reconduits. Sous une apparente inoffensivité, le plasticien procède à des mélanges de genres licencieux, à des changements d’échelles nets et à un travail de recoloration appuyé qui déconstruisent les normes habituelles de lecture. Une scène de gonzo dessinée au crayon de couleur pour enfants, un tabouret IKEA devenu mobilier-sextoy IqueueA et un pavillon résidentiel attaqué par un dinosaure agissent comme autant de moyens de tourner en dérision l’usage des tabous sexuels, les tendances normatives du désir et les obsessions sécuritaires du public. S’élevant contre l’instrumentalisation de la vie pulsionnelle par les médias, Alfonse, Paul et les autres compte sur ce que l’énergie libidinale offre de plus plastique pour réinterpréter les iconographies populaires.

Pour « Mont-Saint-Michel boogie-woogie », sa nouvelle exposition à la galerie Anne Perré, Alfonse, Paul et les autres mobilise toutes les expressions de cette identité multiple, nivelant dans sa composition stéréotypes sexuels, motifs animaliers et simulations architecturales. Le renversement des marqueurs de genre et les contrepoints esthétiques organisent ici des rencontres improbables entre des objets fétichisés. Les représentations de l’hyper-virilité s’affrontent entre elles — un trio gay body-buildé, figure auto-érotique, contraste avec John Wayne à cheval, symbole phallique hétérocentré — tout comme l’utilisation d’images extraites d’un logiciel de simulation d’architecture, loisir considéré comme masculin, tranche radicalement avec le choix du rose girly. Organisé autour de la figure du Mont-Saint-Michel, le dessin cristallise un poncif régionaliste, condamné par son statut de monument historique à peu évoluer, en même temps qu’il évoque un lieu disciplinaire, l’abbaye, métaphore de l’enfermement des représentations. Les masseuses, présentées en grappe, agissent elles comme un contre-modèle à la tradition des nymphes ou des grâces, d’autant que le cadrage, qui leur coupe le visage, semble les ravaler au rang de chair anonyme. Loin de chercher à s’approprier ces icônes du quotidien, Alfonse, Paul et les autres surjoue au contraire leur impersonnalité, jusque dans le choix de couleurs consensuelles, à l’image de ce fond vert « jungle » qui fait liant, en réponse à son succès dans les magasins de décoration.

Au-delà de sa consonance kitsch, Alfonse, Paul et les autres retient du «boogie-woogie» la dimension d’improvisation, la capacité à désorganiser de manière intuitive une trame déjà installée. Dans une forme brute, refusant l’adresse et la précision, le plasticien valorise les accidents graphiques, les erreurs de trajectoires et les défauts d’échelle pour renforcer l’idée d’un travail d’amateur. Cette facture de trait, apparemment expressionniste, ne sert pourtant pas le projet d’une réappropriation personnelle des modèles. Les juxtapositions de traits lui permettent d’affiner son travail de coloriste, mais encore de symboliser la juxtaposition des couches interprétatives, le processus de sédimentation qui préside au fantasme. Travaillant dans l’urgence, dans une temporalité proche de celle de la performance, Alfonse, Paul et les autres réalise ses pièces avec une extrême rapidité, quitte à maltraiter le support, qu’il rafistole et rapièce ensuite. Réalisés principalement à l’aide d’outils très simples (crayons, stylos à bille et encres), les dessins présentent des anomalies d’impression assumées, laissent apparaître les attaches parisiennes, les coulées de peinture et les traces grossières de découpe au cutter. Cette esthétique du bricolage concourt in fine à désamorcer tout processus de sublimation esthétisante: les images sont renvoyées à leur seule matérialité et leurs évocations à la facticité du bricolage mental.

Florian Gaité, 2015

 

Marion Zilio, Porn et Lolcat, une esthétique du web ?

C’est un univers qui repose sur un paradoxe. Sur une double identité, pour une double pratique, en apparence opposée. Porno trash d’un côté, dans un style nerveux et heurté; mièvrerie de l’autre, où le cute et les lol cat, nous feraient presque incliner la tête de mignonitude. De la chair et du sexe donc vs des dessins policés, affectés, un tantinet kitsch. Le tout est réalisé aux crayons de couleur, pour le côté candide et faussement naïf; ou au cutter, agrafes et autres instruments de torture, pour l’effet incisif. Un doux mélange de pop et d’expressionnisme qui affirment, ensemble, un plaisir du faire qui se laisse porté par l’accident, les altérations, ou les coulures. Mais que l’on ne s’y méprenne pas: cet art n’est pas destiné à l’homme viril post-moderne, à la nostalgie des mamies ou à l’hystérie des adolescentes boutonneuses. Il s’agit d’un art qui déroute, car s’il emprunte des chemins balisés, c’est pour mieux les balayer et en renverser les poncifs. Il déroute par son geste iconoclaste; il déroute par son expression joviale et morbide, jouissive et punitive. […]

http://www.boumbang.com/alfonse-paul-et-les-autres/

 

Fictions identitaires

« Alfonse, Paul et les autres… » sont autant d’hétéronymes, de fictions identitaires à partir desquelles je conduis ma démarche artistique. La création d’un nouvel avatar répond à une double logique_: adaptation stratégique sur le marché des positionnements sociaux et plaisir ludique du changement d’identité. Quel que soit le pseudonyme sous lequel je travaille, le faire ne varie pas. J’extraie des images de leur contexte d’origine pour les réinterpréter brutalement par le dessin et la peinture. La facture gestuelle relève du bricolage le plus fruste : supports découpés, déchirés, formes dessinées au cutter, agrafages sauvages, constructions précaires… Tout en étant mus par une même scansion vitale et organique, les hétéronymes incarnent des forces psychosociales antagonistes. Alfonse Dagada est ainsi un artiste « carnavalesque » qui renverse les hiérarchies. Il met en scène le combat incessant entre les pulsions de vie et de mort avec une crudité et une outrance pornographiques. Paul Martin est au contraire un artiste des plus policés, en apparence tout du moins. Il aborde avec distance et ironie les sujets les plus mièvres et conservateurs. Ces différentes hypothèses esthétiques sont menées de front et participent d’une même recherche, construction patiente d’une subjectivité mouvante, décentrée et polymorphe.

Alfonse, Paul et les autres, septembre 2013

 

Paul Martin

Paul Martin est un artiste fictif, avatar policé d’Alfonse Dagada. Paul Martin interroge les stéréotypes de la domesticité contemporaine dans des dessins à la facture gestuelle. Il réinterprète d’un trait incisif voire brutal des images délibérément mièvres, relevant d’une esthétique du « calendrier des postes ». Il traite ainsi d’une manière caustique l’idéal contemporain de sécurité, nouvelle déclinaison consumériste des traditionnelles valeurs familiales.

 

Alfonse Dagada – Le pervers et le consommateur

Ma pratique du dessin interroge avec crudité les tensions dont le corps fait l’objet dans les sociétés occidentales contemporaines. Celui-ci est à la fois hypersexualisé par les industries médiatiques et de plus en plus soumis au contrôle de dispositifs sécuritaires prégnants. Étrange société que la nôtre qui excite le consommateur en le saturant d’images aguicheuses et qui dans le même temps désigne le pervers à la vindicte populaire sous prétexte qu’il ne maîtriserait pas ses pulsions…

J’utilise un traitement gestuel, hérité de l’expressionnisme, pour réinterpréter graphiquement des images tirées des médias, spécialement choisies pour leur pouvoir de fascination (pornographie, anatomie etc.). J’incise les supports papier ou carton au cutter et à la gouge dans un geste ambivalent qui allie la précision de l’autopsie à la brutalité de l’agression. Ce geste extrait avec soin un objet de fascination qu’il « ex-prime » de son dispositif médiatique d’origine.

L’image consumériste apparaît alors comme rattrapée par un débordement pulsionnel affranchi du cadrage sécuritaire. L’image pour adulte rencontre les moyens de l’enfance : crayons de couleur et bricolage. Les objets s’animent sous l’effet d’une scansion vitale et sexuelle. Aux confins de la peinture et de l’installation, les images mentales se déploient à l’échelle du mur. La confrontation physique instaurée par cette pratique du wall drawing tente de redonner une place, une présence, une densité à l’individu face au déferlement des images mercantiles, produites par une industrie désormais hors de contrôle.

Alfonse Dagada, octobre 2012

 

Lexiques Anatomiques – Alfonse Dagada.

Les invités s’enfuient avec des cris de terreur, louvoyant entre les pendus et culbutant à terre les poumons d’acier.

Festin Nu, William Burroughs (1959)

Alfonse Dagada dessine, peint, découpe, agrafe, troue, pointe, détoure, évide. Ses choix techniques tiennent compte du rapport qui existe entre le corps, l’outil et les matériaux. S’il utilise Internet comme une source dans laquelle il pioche, trie et extrait des images, il montre aussi les limites des outils technologiques et numériques qui excluent l’expérience corporelle, la sensualité ou le rapport réel à autrui. « Je réagis à l’omniprésence actuelle de la technologie numérique en mettant en évidence ce qu’elle ne permet pas ou ne procure pas. » Le travail de la matière, le contact avec les instruments et les possibilités imprévisibles qui en découlent sont les aspects primordiaux de sa pratique plastique. Depuis 2002, le jeune artiste s’attache à une réflexion compulsive et obsessionnelle sur les corps, notamment le corps féminin. Agacé et intrigué par la prolifération d’images formatées, lisses et artificielles dans la publicité, les journaux et sur les écrans, Alfonse Dagada souhaite revenir au charnel, à la chair et l’imperfection des corps.

Démanteler les Corps. 

Son exploration plastique débute par une observation quasi médicale, chirurgicale des corps, puisqu’il s’intéresse à tout ce qui se cache sous la peau. Organes disséqués, dessins scientifiques, entrailles sont ses modèles pour la composition de la série Anatomies (2002-2009). Formée de neuf dessins détourés et pliables, Anatomies nous révèlent les intérieurs, le dedans, et non plus l’extérieur, le dehors des corps. Le caractère physique et organique du travail d’Alfonse Dagada prend tout son sens et son essence. De plus, la violence qui émane des traits tracés au stylo bille, de la découpe au cutter et des assemblages agrafés, trouve une résonance avec le milieu médical. L’artiste ausculte, trace, ouvre, copie et articule le vital, et non pas le fabriqué. Une dichotomie s’installe alors entre le biologique et le culturel, le corps réel et le corps façonné par la société phallocommerciale. Le dessin permet à l’artiste de questionner notre rapport aux images extraites d’un déferlement infini, mais aussi nos attentes, notre aveuglement et ce qu’elles peuvent générer culturellement et sociologiquement.

Chaque dessin de la série Anatomies est réutilisé, réinterprété depuis 2009. Alfonse Dagada procède en effet à l’élaboration de wall drawings où les images de corps issus des médias fusionnent avec les organes extraits et détourés. Il impose ainsi une collision entre le dedans et le dehors, l’essence et le factice, le réel et le fantasme. La série Women, établie de manière parallèle, provient d’une imagerie érotico-médiatique que l’artiste réinterprète, redimensionne et resitue dans l’espace. Des femmes dénudées, des positions fortement suggestives, des formes plastiques extrêmement généreuses etc. Ce sont des images qui nous entourent quotidiennement. Elles proviennent essentiellement d’Internet, elles sont donc accessibles, disponibles aux yeux de tous. Alfonse Dagada examine les différents modes de diffusion d’une imagerie qui est le reflet direct des dérives de notre société. Des dérives liées à la surconsommation, la surcommunication, l’industrialisation des corps, où l’humain est broyé, voire annihilé.  « Je montre, je décris avec crudité des scènes de sexe explicites par delà le bien et le mal, le bon ou le mauvais goût. Je suis même plutôt fasciné par l’efficacité avec laquelle ces images que j’interroge se diffusent. Je fais le constat de l’exploitation industrielle des tendances voyeuristes et exhibitionnistes dans nos sociétés. Je crois que la radicalisation de cette tendance va de pair avec la radicalisation du marché.» La diffusion de corps parfaits et érotisés répond à une demande, celle du consommateur. Le marché, toujours plus avide de profits, ne fait que répondre à un besoin, qu’il soit réel ou factice. Avec ses crayons de couleurs, ses encres et sa paire de ciseaux, Alfonse Dagada ralentit la cadence d’un système devenu hystérique. Son trait vigoureux, brutal, permet une réinterprétation et une déconstruction des stratégies média-commerciales où les images ne sont que de passage. Leurs durées de vies sont précaires, éphémères, tandis que les dessins, collages et peintures nous donnent le temps de penser aux flux d’images, aux dérives qui les accompagnent et à notre propre responsabilité dans cette mécanique libidino-mercantile.

Un rapport peut être établi avec le travail de Ghada Amer qui brode des images de femmes nues adoptant des positions suggestives, sensuelles et érotiques. Si Ghada Amer extrait ses images de revues traditionnellement réservées à la gente masculine, Alfonse Dagada, lui, utilise Internet. Dès les années 1980, l’artiste féministe détourne et déplace sur la toile une iconographie réservée aux hommes. En répétant de manière quasi obsessive ces corps débridés, Ghada Amer procède à une déconstruction d’une représentation stéréotypée des femmes. Alfonse Dagada poursuit en quelques sortes la réflexion de l’artiste égyptienne. Il questionne non seulement les codes visuels mais aussi nos rapports face à ce type d’images. Sans juger leur contenu, il s’approprie un vocabulaire lisse, commercial et superficiel, adaptés aux fantasmes et aux désirs des lecteurs/voyeurs. Il retient également la dimension artisanale imposée par Ghada Amer. Les deux artistes, avec leurs aiguilles, crayons et ciseaux, procèdent à un renversement des codes : l’éphémère devient pérenne, l’invisible devient visible, les mouvements sont ralentis. Les stratégies visuelles sont démantelées pour laisser place à une distance critique et un engagement personnel.

Alfonse Dagada se délecte des gestes primitifs qui favorisent les accidents. Des traits vigoureux, des actions irréversibles et violentes. Il annule ainsi la dissension qui existe entre les techniques artistiques traditionnelles (Beaux-arts) et les techniques artisanales, voire du bricolage. Un statut d’artiste-bricoleur assumé et revendiqué. Depuis 2010, il expérimente une série intitulée Séquences qui reprend la technique originelle du dessin animé. Sur un rouleau de papier aquarelle, image dessinée par image dessinée, le mouvement est lentement décomposé. Elles sont à contre temps, à contre courant. Il produit ainsi ce qu’il appelle « un cinéma low tech aux moyens bricolés et à la fragilité revendiquée ».

Copier, Agrafer, Assembler

Depuis une dizaine d’années, Alfonse Dagada élabore progressivement un répertoire iconographique exclusivement basé sur le corps, l’anatomie, la sexualité et les images préfabriquées par les médias. Un répertoire personnel et complexe qui s’affranchit sciemment des modèles et prescriptions marchandes. Constructions (2004- in progress)  résultent de son attention et de son travail de restitution des images policées. Ici, il n’est pas question de copier, mais de tracer de mémoire. L’artiste fait appel à une imagerie mentale et à son inconscient pour ainsi libérer son répertoire et laisser une porte ouverte à un imaginaire débridé. En cela, une corrélation peut être établie avec le mouvement surréaliste. Nous retrouvons la violence, l’érotisme, la dislocation des corps, la brutalité et l’attrait organique des œuvres d’artistes comme Antonin Artaud, Pablo Picasso, Hans Bellmer ou encore Pierre Molinier.

D’un point de vue technique, les Constructions d’Alfonse Dagada s’apparentent aux Cadavres Exquis surréalistes. Ces dessins réalisés à plusieurs mains, fusionnent objets et corps extraits de l’inconscient. Le premier dessine une forme, la feuille est ensuite pliée afin que le second dessinateur ne puisse pas voir la forme initiale, ainsi de suite. Le résultat final est chaque fois inédit et surprenant. Alfonse Dagada s’inspire de cette méthode qui favorise les associations, intellectuelles et formelles, qui émanent de l’inconscient. Des combinaisons débridées et spontanées, au sein desquelles le corps fragmenté entre en symbiose avec l’objet. L’artiste pioche dans ses différents travaux afin de leur donner de nouvelles significations, de nouvelles destinations. L’anthropomorphisme, cher aux surréalistes, est présent dans chacun de ses dessins : rencontre fortuite entre une machine à coudre, une chaise et un sexe masculin. La technique employée engendre des formes monstrueuses, déconcertantes et fantasmagoriques.

Il en est de même pour la production de ses wall drawings qui prennent depuis 2009 une place majeure dans sa pratique. Il investit l’espace avec des dessins découpés, arrachés, agrafés, pointés, ficelés et superposés. Les séries AnatomiesWomen et Constructions sont combinées dans un même espace. Grâce à une technique basée sur le principe de la greffe, chaque dessin trouve ainsi un nouvel écho. Une élaboration qui prend une forme performative (Dagada Wall Drawing Tour, 2011). L’artiste précise : « L’accrochage tend vers l’installation, constituant une sorte d’environnement d’images mentales dans lequel le spectateur est impliqué aussi bien physiquement que psychiquement. » Espace, dessin et performance s’associent. Une fois de plus, le caractère artisanal et la confrontation directe avec la matière, le papier est véritablement sculpté, amplifient l’accident et l’imprévisible qui font partie intégrante de l’œuvre. L’immédiateté et le contenu des images sources sont déconstruits, redimensionnés et mis à distance par l’artiste. Il est à noter que la réalisation est aussi importante que le résultat final puisque l’artiste procède à une véritable mise en scène du processus de création.

Alfonse Dagada extrait et interroge des images policées, déshumanisées. Il prône un retour au réel, où imperfection, inattendu et engagement radical interagissent. Une interaction traduisant l’unicité de chacun, diluée par un système industriel visuel surpeuplé de corps dévalués. Des corps à la commande, en accord avec les fantasmes et les pulsions d’un public insatiable. Des corps qui ont perdu leur raison et leur sens au travers de flux où le néant règne. Une tension est convoquée entre deux discours et deux formes techniques. Entre le caractère commercial des images et leur adaptation réfléchie. Entre la facilité numérique et la brutalité technique retenue par l’artiste. Ce dernier jongle avec les registres de lectures, les codes de représentation et le caractère psychosociologique des images qu’il s’approprie. Alfonse Dagada nous amène à une prise de conscience de notre environnement visuel, qui, s’il n’est pas dévié, nous éloigne de plus en plus de la réalité. Une réalité qui nous fait défaut.

Julie Crenn, août 2011

avec le soutien de Nord Artistes

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Safari Libidineux

Alfonse Dagada détient les clés d’un harem moderne de femmes de papier, décalques sauvages d’images de porno stars téléchargées depuis le net. Nous en connaissons les visages et reliefs charnus tant de fois rencontrés lors de safari libidineux, symboles frustratifs du business du prêt-à-branler : Traci, Jenna, Ebony, Erika…

Les pin-up détourées d’Alfonse Dagada sont composées de plusieurs strates de papier et carton dessinés ou peints, agrafées les unes sur les autres comme par tant de clics de souris enhardis. Femmes de poche se repliant tels des dépliants, géantes déroulées, corps décapités, accessoires érotisés ou phallus menaçants sont agencés sur de grandes surfaces murales selon les fantaisies d’Alfonse bravant le vertige du haut d’une échelle aléatoire. Désir, plaisir, danger, obsessions lubriques : la volupté menaçante des œuvres d’Alfonse Dagada célèbre et lacère le pouvoir de séduction de la pornographie haut débit.

Barnabé Mons, février 2012