Wop bop a loo bop a lop bam boom

Tutti frutti, avant d’être un standard du rock n’ roll, était un parfum de glace. On ignore les saveurs qui chimiquement composaient l’ensemble, comme ses couleurs, l’onctuosité de la crème, les motifs embossés du cornet. Peut-être ressemblait-elle à la coupe pompadour de Little Richard, à ses costumes de scène, à ses chaussures, ses bijoux ? Elle constituait, au mitant des années 50 – comme la télévision, la voiture, le labrador ou le frigidaire – l’une des milles promesses faites à une classe moyenne galvanisée par le travail, les loisirs et le crédit à la consommation. Ce capitalisme, aussi suranné qu’une boite de Mon chéri, hante encore les imaginaires et les allées des Mégastores.  Alfonse, Paul et les autres en dresse en partie l’inventaire : sièges de jardin et table basse aux formes organiques, revues de décoration et de jardinage, Cowboy amoureux tout droit sorti d’une couverture Harlequin… L’esthétisation du monde, avec tout ce qu’elle comporte d’affects et de sensibilités, de violences et de fétichismes, de virtuel et de sensuel, constitue la matière première d’une œuvre bien plus acide et retorse que ses motifs ne le laissent de prime abord supposer.

Espace-éthoséros, l’installation reprend le projet fordiste en le déportant, via les filtres du strass, du pop et du vintage, en sa seule réalité effective, celle du phantasme. On ne sait par quel (dé)gout le prendre, de quelle façon l’habiter. Vrai/faux décor, Tutti Frutti, par son dispositif, évoque Play time de Jacques Tati. Si le réalisateur évoquait les aspects les plus froids et fonctionnels de la modernité (Alfonse, Paul et les autres agit à l’exact opposé du spectre), l’impression est la même : on oscille entre la fascination et l’écœurement, comme si le désir d’y être vraiment s’accompagnait du risque de s’y engluer pour de bon.

On le perçoit bien : l’intérêt de cette salle d’attente tient paradoxalement en son aspect définitif, sans horizon autre qu’une couche supplémentaire de chocolat entre le caramel et le biscuit ; une perle de rosée saveur fraise sur un pétale de Rose ; quelques zestes de citron vert sur un océan de Daiquiri…Qu’attendre encore quand tout est déjà là ? Objets ou images, qu’importe, puisque c’est la même chose. On le sait depuis les Beatles et Hamilton, Warhol et la soupe, Vitra et Baudrillard… les déterritorialisations du capitalisme, de stickers en t-shirts, de papier toilette triple couche en vélo électrique, cultivent inlassablement l’espoir d’en avoir enfin pour son compte. A l’artificialité des valeurs économiques et aux styles de vie qui leur sont associés, Alfonse, Paul et les autres – sans mépris aucun pour les codes esthétiques qu’il manipule  – oppose une autre perspective. 

La particularité de ce travail, aussi protéiforme qu’exubérant, ne consiste pas seulement en l’association savante d’artéfacts issus de l’industrie culturelle. Plus qu’un collage – ce qu’elle est aussi – l’installation relève avant tout d’une tentative de matérialisation du phantasme, avec tout ce que cette entreprise comporte d’accidents, de coups et de télescopages : perforations, arêtes vives, coutures et coulures… Les éléments les plus rêches et bricolés se disputent aux couleurs les plus saturées ; la luxuriance des formes à l’implacable violence des traits. Crayons et scie sauteuse, encres, Scotch et vis apparentes, papier peint et peinture acrylique…sont à la fois les moyens et les fins d’une œuvre qui, par-delà  la séduction et  l’ironie, incarne avant tout ce principe : « une société, en définitive, se paye toujours elle-même de la fausse monnaie de son rêve[1] »

B. Dusart.


[1] Henri Hubert et Marcel Mauss,  Esquisse d’une théorie générale de la magie, 1904.

Texte rédigé par Benoît Dusart, à l’occasion de l’exposition d’Alfonse, Paul et les autres à L’H du Siège, du 13 septembre au 23 novembre 2024, avec le soutien de L’H du Siège.

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